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Ce matin encore, nos mosquées ont vibré à l’unisson.Les fidèles musulmans, vêtus de blanc, ont prié dans la ferveur de l’Aïd al-Adha, notre Donkin sali. Les moutons,bien nourris et soigneusement préparés, ont été sacrifiés selon les prescriptions islamiques. Un moment de foi partagée, de communion, un moment sacré. Masha’Allah.
En observant cette scène de piété, une pensée s’impose : et si ce rituel, aussi noble soit-il, était aussi un miroir impitoyable de notre société ? Chez nous, les animaux bénéficient parfois de plus de respect, de soins et de considération que les citoyens eux-mêmes. Une inversion morale qui en dit long sur un pays malade.
Prenons l’exemple de l’animal-star de la Tabaski. Dès les semaines précédant la fête, les marchés se réorganisent, les services vétérinaires sont mobilisés, les prix discutés, les contrôles renforcés. On veille à la santé du bélier, à un prix « raisonnable », à l’abattage dans les règles d’hygiène et de religion. Tout un système se met en branle pour garantir que le sacrifice soit parfait.
Pendant ce temps, les citoyens vivent dans des quartiers sans eau potable, fréquentent des dispensaires – parfois même des hôpitaux – sans seringues, achètent des médicaments frelatés sur le marché noir. Aucun contrôle sanitaire, aucune mobilisation nationale, aucune attention présidentielle. Les bêtes ont droit à des certificats vétérinaires. Le citoyen guinéen, lui, n’a même pas droit à un certificat de vie.
Ce même citoyen qu’on presse de consommer, de sacrifier, de se conformer à la tradition. Même dans la misère, il doit acheter un mouton à 1,5 ou 4 millions de francs guinéens, alors que le salaire minimum stagne à 550 000 GNF. Il doit emprunter, vendre ses maigres biens, quémander. La foi devient pression, l’adoration oppression. Gare à celui qui ne peut pas. Il sera moqué, marginalisé, suspecté de tiédeur religieuse. Il faut montrer qu’on « fait la Tabaski », quitte à creuser un peu plus le trou de sa pauvreté. L’essentiel : l’image. L’apparence. Le mouton, même à crédit, même à perte.
Le contraste est saisissant. Là où l’État se montre précautionneux avec les bêtes, il est brutalement absent quand il s’agit des hommes. Il y a soin pour les moutons, abandon pour les mères qui accouchent dans des salles sans lumière. Tendresse pour l’animal, indifférence glaçante pour le citoyen qui souffre.
Une simple revue de l’actualité récente suffit à illustrer l’ampleur de cette tragédie silencieuse. À Fafaya, Koubia, une femme est morte après avoir donné naissance à des jumeaux, faute de prise en charge. À Labé, une autre femme est morte en couches, faute de sang disponible. À Kankan, une mère a perdu son enfant en étant transportée sur une mototaxi faute d’ambulance. Trois vies brisées, et partout le même constat : urgence médicale ignorée, humanité négligée. Pendant ce temps, des ressources sont mobilisées pour les moutons de la Tabaski.
En Guinée, on soigne mieux les cadavres que les vivants. On respecte davantage les morts que ceux qui respirent encore. Ce n’est donc pas une surprise si, à la Tabaski, les moutons reçoivent plus d’attention que les citoyens. Dans un pays où l’on pleure les défunts avec plus de ferveur qu’on ne protège les malades, il était fatal que les bêtes finissent par devancer les hommes dans la hiérarchie des priorités.
N’est-il pas temps de réévaluer nos priorités ? La vie humaine ne devrait-elle pas primer sur toute autre considération ? Pourquoi ne pas investir massivement dans la santé, la formation médicale, et garantir l’accès aux soins ? En cette Tabaski, méditons le vrai sens du sacrifice : consacrer nos efforts à protéger la vie, surtout celle des plus vulnérables.
Ailleurs en Afrique, certains dirigeants prennent des décisions difficiles mais responsables. En 2025, le roi du Maroc a suspendu la vente de moutons pour protéger le cheptel durement frappé par la sécheresse. Chez nous, c’est le contraire : on distribue des moutons à la télévision, tandis que l’eau des enfants est marron et que les écoles s’effondrent.
Chaque année, la même scène : les autorités paradent, posent devant les caméras, égorgent symboliquement des moutons comme on découpe un budget. Le geste sacré devient spectacle. La viande rare devient outil de propagande.
Dans cette chorégraphie bien rodée, le peuple reste relégué au second plan. On lui jette quelques morceaux, quelques aides ponctuelles, quelques images rassurantes. Mais les vraies boucheries se font ailleurs : appels d’offres truqués, contrats opaques, budgets détournés. Le vrai bélier, c’est le peuple.
Le Saint Coran invite au partage juste : un tiers pour soi, un tiers pour la famille, un tiers pour les pauvres. En Guinée, ce sont les pauvres qui se partagent les restes, tandis que les puissants s’approprient les trois tiers. Le message de justice est trahi. L’esprit de solidarité piétiné. La foi usée jusqu’à la corde.
À force de prêcher sans pratiquer, de prier sans réparer, de donner sans redistribuer, nos élites vident le rite de son sens. Le sacrifice du mouton, symbole d’obéissance, d’humilité, de solidarité, s’est mué en spectacle de vanité. Une démonstration obscène de puissance, où l’indécence se pare de piété.
Allah, qui n’impose à aucune âme une charge au-delà de ses forces, semble souffrir avec nous dans ce théâtre de contradictions. Shaytan, lui, ricane à gorge déployée, spectateur hilare de cette farce hypocrite.
Pendant que les quartiers de viande défilent à la télévision, les enfants du peuple marchent des kilomètres, ventre vide, vers des écoles sans tableau ni craie. Peut-on parler de justice sociale quand les moutons voyagent en pick-up climatisé, bichonnés comme des chefs d’État, tandis que les élèves vont à pied, sous la pluie, la boue et la poussière ? Peut-on vraiment dire que l’on sacrifie les bons êtres ?
Même le couteau est mieux affûté pour le mouton que la politique publique pour les citoyens. Le bélier meurt proprement. Le peuple est saigné lentement : par les dettes, les taxes iniques, les humiliations, l’absence de services sociaux de base.
Au moment du partage, les pauvres ne sont pas invités à table. Ils assistent impuissants à une redistribution qui ne leur est pas destinée. Ils mangent les miettes, quand ils en reçoivent. Les gros morceaux restent à la famille, aux amis, aux alliés politiques.
La Tabaski révèle brutalement qui donne, qui reçoit, qui s’approprie. Elle dévoile une société de plus en plus injuste, où la religion est instrumentalisée pour cacher la faillite morale de ceux qui dirigent. Dans ce théâtre social, la taille du bélier devient l’étalon de la puissance et de la richesse de l’homme. Certains, dans une surenchère grotesque, vont jusqu’à immoler des taureaux pour mieux s’afficher. Pendant ce temps, la cuisse du mouton que partage un pauvre ne pèse pas plus que la cuisse d’une dinde sur une table bourgeoise ailleurs. Le contraste est brutal : ostentation d’un côté, survie de l’autre.
Pire que le détournement des fonds, il y a le détournement du sacré. Faire de la foi un outil de manipulation. Offrir un bélier en aumône, tout en refusant la justice, c’est mentir à Allah et au peuple. L’aumône sans équité n’est pas un acte de foi, c’est une mascarade. Le véritable sacrifice ne devrait pas être animal. Il doit être politique.
Pourquoi ne pas sacrifier, pour une fois, les comptes offshores, les contrats léonins, les primes indécentes ? Pourquoi ne pas offrir au peuple une réforme de l’éducation, une santé digne, une justice indépendante ? En 2019, plus de 600 milliards de GNF se sont évaporés dans la corruption. Offrons-les en sacrifice cette année.
Ce n’est pas la foi que nous remettons en cause. Elle est belle, nécessaire, fondatrice. Ce que nous dénonçons, c’est son instrumentalisation cynique. Ce sont les prières publiques qui masquent les violences d’État. Ce sont les offrandes médiatisées qui étouffent les réformes vitales.
Le sang du mouton sèche vite sous le soleil. Celui du peuple colle aux mains de ceux qui répètent chaque année ce spectacle. Il y a ceux qui prient, ceux qui paient, ceux qui profitent. Et pendant que les caméras s’éteignent, le peuple agonise.
Alors oui, joyeux Aïd al-Adha, Salimafo à toutes et à tous. Mais puisse cette fête être autre chose qu’un simple moment de consommation. Puisse-t-elle réveiller en chacun un désir sincère de justice, de partage, de dignité. Pas seulement dans l’assiette. Mais dans nos hôpitaux, nos écoles, nos rues, et dans nos choix politiques.
Et souvenons-nous : quand Abraham fut prêt à sacrifier son fils, Allah, dans sa miséricorde, lui envoya un bélier. Ce jour-là, ce fut l’animal qui mourut, non l’humain. Le vrai message de la Tabaski, c’est cela : ce ne sont pas les hommes qu’il faut immoler, mais l’injustice, la corruption, l’indifférence, et tout ce qui tue notre humanité.
Finalement, dans ce pays, les morts sont mieux soignés que les vivants, et les moutons mieux traités que les hommes. Ce n’est pas une métaphore. Les premiers ont droit à des funérailles dignes, les seconds à des certificats vétérinaires. Le Guinéen, lui, vit sans soins, meurt sans ambulance – et souvent, même sa mort ne dérange personne.
Quand les moutons sont mieux protégés que les enfants, ne faut-il pas s’interroger ?
Ousmane Boh KABA
L’article Tabaski en Guinée : le mouton en pick-up, l’élève à pied [Par Ousmane Boh Kaba] est apparu en premier sur Mediaguinee.com.