Mamaya de Kankan : on danse, la ville crève [Par Ousmane Boh Kaba]

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C’est dur à entendre, mais il faut oser le dire. La Mamaya de Kankan, telle qu’on la célèbre aujourd’hui, ressemble de plus en plus à une mascarade : un grand théâtre en plein air où l’on vient danser au milieu des ruines, comme pour fuir une réalité qui dérange. Derrière les sourires, les pagnes colorés et les danses envoûtantes, il y a une ville à l’abandon, une population résignée, un avenir qui s’efface dans la poussière. On fait semblant. Et ce mensonge collectif devient insupportable.

Chaque année, des milliers de Guinéens reviennent de France, des États-Unis, du Qatar ou d’Arabie Saoudite pour vivre ce rendez-vous mythique. Ils arrivent chargés de nostalgie, de fierté identitaire, de vêtements cousus pour l’occasion, d’appareils photo pour immortaliser l’instant. Ils espèrent retrouver un Kankan glorieux, enraciné, accueillant. Mais que découvrent-ils ? Des routes impraticables, des quartiers dans le noir, un fleuve souillé, des regards fatigués. La ville qu’ils attendent n’est plus qu’un mirage. Et pourtant, la fête continue.

Les routes sont un calvaire. À chaque tournant, des nids-de-poule devenus cratères. L’eau potable est un luxe, accessible à une minorité ou obtenue au prix d’un long calvaire quotidien. L’électricité est capricieuse, irrégulière, presque fantasmatique. Le fleuve Milo, joyau de la région, est devenu une poubelle à ciel ouvert. On y déverse tout : ordures ménagères, déchets plastiques, pollutions industrielles, désespoir urbain. Et malgré tout cela, la Mamaya exhibe ses tenues chatoyantes, ses fanfares, ses danses, comme si rien n’était grave.

On nous parle de tradition, de culture, d’identité, de valeurs transmises de génération en génération. Mais depuis quand les traditions consistent-elles à tourner le dos à la souffrance des populations ? À camoufler les drames quotidiens sous une couche de folklore festif ? Depuis quand la culture devient-elle complice de l’oubli ? La Mamaya, aujourd’hui, ressemble moins à un hommage aux ancêtres qu’à un divertissement collectif pour fuir nos responsabilités.

Le plus inquiétant, c’est l’écart abyssal entre la façade et le fond. Cette fête si riche en symboles est devenue un leurre. Une carte postale folklorique envoyée à la diaspora, pendant que les écoles tombent en ruine, que les hôpitaux manquent de tout, que les jeunes s’en vont, la rage au ventre, chercher ailleurs ce que leur ville ne leur donne plus. La Mamaya est belle, oui. Mais elle est vide. Elle sonne creux. Elle ne répare rien, ne construit rien, ne prépare rien.

Pire : elle anesthésie. Elle détourne l’attention. Pendant trois jours, on oublie. On danse pendant que la maison brûle. On chante pendant que la ville s’effondre. On rit pendant que le Milo pleure. On applaudit les artistes pendant que les enfants étudient à même le sol. Cette amnésie volontaire devient dangereuse. Elle crée un réflexe d’évitement, une culture de la fuite. Et pendant que l’on célèbre l’illusion, la réalité se dégrade, lentement mais sûrement.

Ailleurs, les grandes célébrations deviennent des leviers de développement. L’Arabie Saoudite, à La Mecque, a investi des milliards pour que le pèlerinage soit à la hauteur spirituelle et logistique : métro climatisé, routes modernes, hôpitaux, hébergement digne, gestion des déchets. Et pourtant, il ne s’agit que de quelques jours par an. Les organisateurs de Glastonbury, de Coachella, ou même du Sauti za Busara en Tanzanie ont compris qu’on ne peut plus faire la fête dans la saleté, la misère et l’indifférence. Ils investissent dans des infrastructures, dans l’écologie, dans l’innovation sociale.

Alors pourquoi, chez nous, la fête rime avec fuite ? Pourquoi les autorités paradent-elles pendant que Kankan étouffe ? Pourquoi acceptons-nous cette hypocrisie honteuse ? Pourquoi continuons-nous à célébrer une tradition vidée de sa substance, alors que Kankan crie au secours ? Peut-on encore accepter que la Mamaya serve à masquer notre incapacité collective à bâtir une ville digne de ce nom ?

Et si, au contraire, nous osions tout changer ? Si au lieu de fuir la réalité, nous en faisions notre combat commun ? Si la Mamaya devenait non plus un prétexte à l’oubli, mais un moteur de transformation ? Imaginons : une Mamaya où chaque pas de danse pave une route, où chaque chant purifie le Milo. L’idée est simple, presque évidente : instaurer une Taxe Mamaya, une contribution volontaire, symbolique mais structurante. Chaque participant, qu’il soit local ou de la diaspora, cotiserait un petit montant, destiné à un fonds spécial pour Kankan. Une cotisation de responsabilité. Un acte d’amour, pas une punition.

Cette taxe pourrait être annuelle ou mensuelle. Légère mais régulière. Elle servirait à financer des projets réels, visibles, utiles : routes, puits, lampadaires, dispensaires, écoles, centres de formation pour les jeunes, espaces publics, gestion du fleuve Milo. Elle créerait des emplois, relancerait la dynamique économique. Elle ferait de la Mamaya une force agissante, pas un simple spectacle.

Mais pour que cela marche, il faudra des garanties. De la transparence. De la rigueur. Du sérieux. Tout le monde connaît le refrain des projets qui disparaissent dans des poches opaques. Le fleuve Milo, justement, est devenu le théâtre de toutes les escroqueries : projets d’assainissement fictifs, ONG bidons, fonds détournés, études non réalisées, fausses promesses. Le Milo n’est pas un business. C’est un fleuve sacré. Il est devenu un fonds de commerce pour une minorité cynique. Et pendant ce temps, il meurt. Avec lui, une part de notre dignité.

Il faudra donc un comité indépendant pour gérer ce fonds : des citoyens respectés, des techniciens intègres, des membres de la société civile, et pourquoi pas, des représentants de la diaspora. Pas de politiciens. Pas de profiteurs. Pas de passe-droits. Chaque franc dépensé devra être documenté, audité, publié. Chaque projet financé devra être suivi, évalué, corrigé si nécessaire. La confiance ne se décrète pas. Elle se mérite.

Nous pourrions même mobiliser des partenaires sérieux : UNESCO, Banque mondiale, organismes de coopération. Pas pour mendier, mais pour co-construire. Pour renforcer la capacité locale, apporter des expertises, donner une envergure internationale à cette transformation. Kankan peut devenir un modèle. Un laboratoire. Une ville où tradition et modernité s’épousent au lieu de s’opposer.

La Mamaya doit redevenir ce qu’elle était : un moment de cohésion, de fierté, de projection collective. Elle ne doit plus être un carnaval sans lendemain. Elle doit devenir un acte de refondation urbaine. Un levier économique. Un laboratoire social. Une force d’entraînement pour toute la région.

Danser, oui. Célébrer notre culture, bien sûr. Mais pas au prix du déclin. Pas en sacrifiant l’avenir sur l’autel du folklore. La vraie Mamaya ne doit plus masquer une ville à bout de souffle. Elle doit l’aider à respirer, à se relever, à se réinventer. Kankan n’a pas besoin de plus de musique. Kankan a besoin de vérité, de vision, de courage, de nous tous. Cette vision commence ici. Maintenant. Ensemble.

Nos anciens savaient ce que nous avons oublié :

« Tolôn sèbè … » L’amusement n’empêche pas le sérieux.

Ce n’est pas un appel à arrêter la Mamaya. C’est un appel à lui redonner du sens. Faisons de cette sagessenotre « kouma kan« . Pour que la fête ne soit plus une fuite, mais un ferment. Pour que la Mamaya n’habille pas une ville mourante, mais l’élève.

Kankan peut renaître.

Cette renaissance commence par une vérité simple : la joie est plus belle quand elle construit.

Ousmane Boh KABA

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